Laos : mort, obsèques, esprits, passage, renaissance…

 

Obsèques à Thakhek (août 2013)

Obsèques à Thakhek (août 2013)

 Au Laos, terre du sourire gratuit et de l’entraide communautaire vraie, la mort –l’événement le plus important de la vie sociétale- est vécue comme le passage vers une autre existence, vers une autre naissance. Nous croyons, en effet, à la métempsycose, au boun et au bab (mérite et faute ou tare), à un long cycle naissance-décès-renaissance jusqu’à ce que l’être parvienne à son état d’éveillé, son dernier passage sur terre. Il devient alors un bouddha, a atteint le nirvana ou a transcendé la dualité samsara/nirvana.

   Des chercheurs et ethnologues occidentaux ont étudié ce fait social particulier au Sri Lanka, en Asie du Sud-Est et en Chine, terres du bouddhisme Theravada. Pour Jan Assmann, « la mort est l’origine et le centre de la culture » alors qu’Arnold van Gennep parle « d’un fait social entier qu’il n’est pas possible de séparer de son milieu ou d’être analysé séparément ». « Il s’agit plutôt d’un point de départ d’un long processus de transformation et d’initiation à l’après-vie », ajoute l’ethnologue français.

Cérémonie d'obsèques à Thakhek (août 2013)

Cérémonie d’obsèques à Thakhek (août 2013)

   Pour les Bouddhistes, la mort n’est pas perçue comme une perte irrémédiable ou un départ définitif, mais une simple transition entre un état physique, qui disparaît donc, et  une existence immatérielle, impalpable mais bien réelle et qui peut manifester sa présence de diverses manières.

   « Le mort est parti mais ne disparaît pas », écrit d’ailleurs John C. Holt à propos des Bouddhistes sri-lankais. « A la mort, une configuration disparaît pour laisser la place à une autre structure. Les morts pourraient être tout autour de nous, mais ils ne sont plus les nôtres », notent  Patrice Ladwig et Paul Williams. « Une société n’est pas faite seulement que de vivants mais comporte aussi des morts », renchérit Daniel de Copper. « La mort, qui semble si définitive, n’est rien qu’une interruption, ou plutôt une réorientation, du courant de vie incessant », insiste Michel Henri Dufour.

 Détachement et respect

    Et l’on espère voir renaître dans la famille le cher disparu sur le corps duquel on fait un marquage discret afin de pouvoir le repérer dans sa nouvelle vie. Pierre Somchine Nginn note que l’on prend les empreintes du pied et de la main des chefs de famille, avec de l’étoffe blanche ou du papier blanc. En guise de souvenir du temps où il n’existait pas de photo ou dans le but de les retrouver dans leur nouvelle existence ?

Une famille posant devant le catafalque d'un parent décédé à Thakhek dans la pièce principale de sa demeure (août 2013)

Une famille posant devant le catafalque d’un parent décédé à Thakhek dans la pièce principale de sa demeure (août 2013)

  Toujours est-il qu’on le salue et l’invite à partager les repas. Plus encore que dans les sociétés post-industrielles, le défunt reste dans le cœur et dans l’amour de ses proches de manière très concrète. Il continue à vivre au milieu des vivants, au cœur  même de sa famille !  Dans la culture bouddhiste lao, le vivant s’adresse tout le temps aux esprits, appelés vinnana en Pali (ວີນຍານ en Lao, consciousness en Anglais), et de manière tout à fait naturelle puisqu’ils font toujours partie de notre famille…

   « Père, frère ou grand-mère, grand-père, nous allons retourner chez nous en espérant revenir vous voir dans un avenir proche. Nous espérons avoir votre protection tout au long de notre voyage… » « Venez boire un coup, venez partager notre repas… » « Votre petite-fille va se marier, apportez-lui votre bénédiction et votre protection», etc.

   Parce que nous croyons également qu’une partie du vinnana d’une personne décédée va continuer à vivre dans son espace familial habituel (village, rizière etc.) ou dans sa demeure dédiée (Thât ou stupa) même si ses descendants sont persuadés qu’elle a déjà atteint le nirvana ou a pris le chemin de la renaissance. C’est cette nécessaire dualité présence-absence qui explique le comportement à la fois détaché et respectueux des Bouddhistes lao envers la mort.

Famille, amis, proches et connaissances participent à une veillée funèbre (Thakhek, août 2013)

Famille, amis, proches et connaissances participent à une veillée funèbre (Thakhek, août 2013)

   La tristesse et la peine, incommensurables comme dans d’autres cultures en dépit des enseignements de Bouddha sur l’impermanence, la souffrance et la mort comme seule certitude de la vie, sont vécues et partagées de manière retenue, discrète. Tout est dans le non-dit, les gestes et surtout dans la solidarité et l’entraide envers la famille endeuillée. En Laotien, la maison d’un défunt est appelée heuane-di (littéralement bonne maison et que les Occidentaux ont traduit de manière impropre par maison heureuse) où on se rend pour présenter certes ses condoléances, mais surtout pour aider la famille, exprimer sa solidarité et vivre avec elle cet épisode de l’existence, tout en rendant hommage au disparu. Il arrive même qu’on engage un groupe de morlam (orchestre de chanteurs folkloriques) afin d’apporter de l’animation à la veillée funèbre, en particulier si le défunt aimait la fête, adorait la musique…

 Symbolique des eaux

   Le cérémonial entourant un décès au Laos peut varier d’une région à l’autre, avec cependant une permanence : sauf exception, le corps est gardé au domicile du défunt jusqu’à sa crémation selon les rites bouddhistes.

   Dès que le décès est constaté, la famille se réunit afin de faire une dernière toilette au défunt après lui avoir, si nécessaire, fermé les yeux. Dans les années 1960, on utilise l’eau au bois de santal dans la région de Thakhek, et, selon Charles Archaimbault, de l’eau de Sompoi (Acacia concinna) dans le Bassac. Dans certaines régions du pays, on utilisera de l’eau tiède puis de l’eau froide pour le bain mortuaire, une symbolique de cette nécessaire dualité des choses et des êtres. « C’est une des lois de la nature que l’existence simultanée des contraires : le froid et la chaleur, le bonheur et le malheur, le meilleur et le pire, la naissance et la mort etc. », souligne P-S Nginn.

Une grosse cierge brûle en permanence pendant la durée de la veillée funèbre (Thakhek, août 2013)

Un gros cierge brûle en permanence pendant la durée de la veillée funèbre avec le yod-mouk  juste derrière (Thakhek, août 2013)

   François Lagirarde, citant Robert Halliday qui avait étudié des textes môns Anissamsa Khammathan, note que la chaleur (de l’eau chaude « chauffée sur trois pierres ou sur les trois branches d’un fourneau : celles-ci représentent les trois mondes susceptibles d’accueillir l’être transmigrant ») symbolise le mal et le vice (akusala), le retour à une température normale « la possibilité de produire le bien » (akusala). Pour sa part, Marcel Zago estime que  le bain « allégoriquement rappelle la purification de la loi ».

   (Il est très étonnant que Halliday ait interprété sous le seul angle de la symbolique et de la philosophie le fait que l’eau ait été chauffée sur trois pierres ou sur les trois branches d’un fourneau, en parlant « des trois mondes susceptibles d’accueillir l’être transmigrant ». En fait, il s’agit d’une pratique courante dans l’ancien temps et même de nos jours à la campagne. Comme on ne possède pas de cuisinière, on prépare les repas –tout comme chauffer de l’eau- sur un feu installé sous un trépied en fonte ou à l’intérieur d’un cercle formé par trois pierres, trois pics en bois etc. L’importance du chiffre 3 dans la culture bouddhique a dû embarquer Halliday sur une fausse piste.)

    Cette dichotomie peut aussi avoir pour éléments l’eau ordinaire et le jus de coco que l’on verse sur le visage du défunt juste avant l’incinération. « Cette métaphore dharmique fonctionne sur l’opposition de l’eau ordinaire (impureté) et du jus naturel tel qu’il est à l’intérieur de la noix de coco (pureté) », souligne Lagirarde. Cette dernière toilette du défunt a disparu dans la région de Thakhek où, jusqu’au début des années 1970, le fils aîné du disparu devait se saisir avec ses dents de  la serviette blanche protégeant le visage de son père avant de procéder à l’ultime bain mortuaire. De même, on n’ouvre plus le cercueil une fois qu’il a été scellé.

    Cette dualité antagoniste s’avère tout aussi marquante entre le besoin d’empêcher le mort de retourner chez les vivants (lui attacher les pieds et les mains avec un gros fil de coton, couper –symboliquement- les liens avec l’époux ou l’épouse, casser l’échelle spéciale une fois le cercueil parti de la maison, ne pas regarder en arrière, tracer une ligne -de démarcation- sur le chemin du cimetière etc.) et l’acceptation de sa présence parmi les vivants.

Détails d'un catafalque renfermant un cercueil (Thakhek, août 2013)

Détails d’un catafalque renfermant un cercueil (Thakhek, août 2013)

Donner et dons indirects  

   On l’habille ensuite de ses vêtements préférés et le couche sur un matelas recouvert d’un drap blanc. Selon P-S Nginn, le défunt est parfois revêtu de deux vêtements : le premier à l’envers (celui du mort) et l’autre à l’endroit (celui du vivant). « Cette dualité symbolise la succession infinie de la naissance et de la mort », explique l’érudit lao.  Charles Archaimbault note que « on doit pratiquer une déchirure dans la jupe et la veste. Un des boutons de la veste doit être arraché ». Pour l’ethnologue français, ce rituel –toujours en cours dans la région de Thakhek-  est destiné, dans la région de Luang Phrabang, à indiquer qu’il s’agit de vêtements destinés à un défunt et que personne d’autre, par conséquent, n’a le droit de s’en servir.

   On lui donne bien sûr ses affaires personnelles ​préférées de la vie quotidienne (téléphone portable, coupe-coupe, ciseaux, bols, verres, couverts, panier à riz etc.) et de la nourriture en les installant à l’intérieur du cercueil même. Mais, dualité oblige, une autre partie de biens  lui est transmise par l’intermédiaire de bonzes, il s’agit du yod-mouk (ຍອດມຸກ en Lao) et qu’on pourrait traduire de manière imparfaite par argent de poche pour le voyage du défunt. En fait, le Yod-mouk était  destiné à la décoration du catafalque, yod signifiant sommet, avant de devenir un moyen de transmission de biens au disparu. Okinh Soumpholphakdy, un érudit de la culture et de l’histoire lao, parle de « sac de voyage vers l’au-delà préparé par la famille pour le défunt ».

Gros plan d'un yod-mouk et des arbres à dons (Thakhek août 2013)

Gros plan d’un yod-mouk et des arbres à dons (Thakhek août 2013)

   Selon les régions, son contenu peut varier, mais il est souvent composé d’un vase en verre avec goulot à l’intérieur duquel on placera des fleurs, des bougies, trois pièces d’argent, trois bouchées de chiquer, du tabac ou trois cigarettes, un briquet, trois petits parquets de sel et de riz gluant, un petit couteau. On enveloppera ensuite le vase avec un carré de drap blanc (70×70 cm) en faisant remonter les bords jusqu’au goulot autour duquel on fait un nœud pour ne laisser apparaître que les fleurs et les bougies (Soumpholphakdy).

   Placé à la tête du défunt, à côté des khan-ha et khan-paid (une assiette contenant cinq paires et huit paires de bougie et des fleurs), il est offert aux bonzes juste avant le départ du cercueil vers le cimetière. En raison de son contenu et surtout de sa quantité négligeable, il remplit avant tout une fonction symbolique destinée à rassurer la famille que le parent disparu ne manquera de rien tout au long de sa pérégrination. Il remplit aussi la fonction d’hommage aux Trois Joyaux (Bouddha, son enseignement, le sangha) et aux divinités célestes.

 Viatique, mérites, fautes

François Lagirarde, qui a étudié le Maha Kala, un sutta apocryphe en yuan et en lao, précise que deux lattes de bois ou en bambou sont placées dans le cercueil, le long du corps, une pratique qui donne lieu à des interprétations aussi nombreuses que divergentes : enseignement de Bouddha, bâton servant à mesurer la taille du défunt (un rappel pour qu’il « se conduise conformément à sa propre condition, sans exagération », selon Konrad Kingshill), ou encore des rames ou des pagaies, le cercueil étant souvent comparé à une pirogue ou une embarcation dans la culture T’ai (Anuman Rajadhon).

   Souvent, on place aussi une pièce d’or ou d’argent dans la bouche du défunt, une pratique qui donne lieu à de nombreuses interprétations, parfois contradictoires. Ainsi, P-S Nginn parle d’un « viatique pour vivre chez les Phi  –revenants- « alors que les trois pièces d’argent sont destinées, selon  Soumpholphakdy, à « régler le passage » ou à « acheter des fleurs, des bougies, de l’encens en vue d’un hommage au stupa Ketkeo Chounlamany, qui se trouverait au 7e étage du paradis ». « Un moyen de régler les frais du passage de la rivière qui sépare le monde des vivants de celui des morts » (Terwiel), ou encore pour « payer le gardien des portes de l’au-delà » (Archaimbault). S’il s’agit d’un prince ou d’un dignitaire, l’or ou l’argent inséré dans la bouche est destiné à rendre sa parole précieuse comme ces métaux, dans une autre existence (Archaimbault).

Ramassage des ossements à Thakhek (août 2013)

Ramassage des ossements à Thakhek (août 2013)

   Il s’agit, en revanche, d’une « façon de tourner en dérision l’attachement aux biens matériels » (Zago), « un acte paradoxal exécuté par moquerie » d’après le Maha Kala cité par Lagirarde. « Ce n’est pas le viatique du mort mais un point d’ironie (…) Un acte malicieux et sarcastique qui souligne l’inutilité ultime des richesses » (Halliday ; Kyaw Dun). Un point de vue partagé aussi par P-S Nginn : « Si riche qu’il ait été de son vivant, le défunt ne peut rien emporter de ses biens. Il ne peut même pas avaler ce qu’on lui met dans la bouche. Seuls ses mérites ou ses fautes peuvent le suivre ».

   Dans la région de Thakhek, la pièce d’or ou d’argent ou parfois un bijou  (alliance, chaînette en or etc.) sont destinés au défunt pour indiquer sa préférence parmi les membres de sa famille. Et la personne choisie (c’est-à-dire celle qui trouve la pièce le jour du ramassage des os et des cendres) mérite d’être aidée et soutenue par l’ensemble de la fratrie. Venant de sa bouche, la pièce parle pour le disparu. Etrangement, même en étant côte à côte, pourquoi une personne précise découvre-t-elle la pièce et non quelqu’un d’autre ?

Hommage aux Trois Joyaux

   Au-dessus de sa tête sont posés un plateau de repas (qu’on change trois fois par jour) et une assiette avec des fleurs, cinq paires de bougie, et huit autres paires dont deux grosses, appelé khan-hâ, khan-paid. Il symbolise les préceptes de Bouddha et correspond aux canons à observer pour tout Bouddhiste. A savoir, les cinq de base : ne pas voler, ne pas tuer, ne pas mentir, ne pas courtiser la femme d’autrui, ne pas consommer de boissons alcoolisées.

   Le khan-hâ, khan-paid est destiné à rendre hommage à Bouddha, à son enseignement et à ses disciples (le sangha)  ainsi qu’à toutes les divinités de l’Univers pour qu’ils prennent sous leur protection l’âme du défunt. Ce dernier devient, lui aussi, un être supérieur capable de provoquer des phénomènes que la science n’arrive pas toujours à expliquer. Selon le vénérable fondateur d’une pagode des moines de la forêt à Tournon (Ardèche), le khan-hâ représente les cinq éléments (cœur, corps etc.) fondamentaux d’une personne qui doit prendre soin d’eux, et leur rendre hommage, afin de rester en bonne santé, heureux et en parfaite harmonie avec lui-même, et, bien sûr, avec son environnement proche et lointain. Selon le vénérable Nyanadharo Maha Théra, Bouddha a expliqué à ses disciples et à la communauté des laïcs fidèles qu’il ne fallait pas vénérer Thévaboud-Thévada, « parce que tout est humain ». Et le khan-paid représente les connaissances nécessaires à même d’aider un individu à transcender et à dépasser la dualité samsara/nirvana.

Le khan-hâ et khan-paid en hommage à un défunt à Thakhek (août 2013)

Le khan-hâ et khan-paid en hommage à un défunt à Thakhek (août 2013)

    La famille au grand complet rend ensuite hommage au disparu tout en lui demandant pardon pour que l’harmonie règne sur les deux mondes : le visible et l’invisible. Et l’harmonie est source de bonheur et d’amour.

   La mise en bière intervient dans la foulée et une fois le cercueil fermé et scellé, on installe les éléments de décor du catafalque. Jusque dans les années 1980, ce sont les villageois, la famille et les amis qui s’occupaient de la fabrication du cercueil et de ses décors. Dès qu’un décès survint, les hommes partaient couper une variété de kapokier ou fromager qui a la particularité d’avoir un grand tronc lisse et dont le bois, léger et poreux, ne trouve pas beaucoup d’utilisations dans la construction de maison ou la menuiserie. « Aidé des amis et des voisins du défunt, le menuisier scie et cloue le long (ໂລງ) ou cercueil dont la forme affecte celle d’une pyramide tronquée à base rectangulaire » (Archaimbault).

    Au même moment, les femmes et les plus jeunes fabriquaient des motifs de décoration à base de papier brillant de diverses couleurs. Depuis le début des années 2000 et l’apparition des magasins de pompes funèbres, les familles aisées font appel au service des spécialistes qui s’occupent de tout, et ce jusqu’à l’incinération du corps. Ludwig et Williams ont également noté cette évolution : « Beaucoup reste à dire sur les transformations de la culture funéraire bouddhiste en raison de l’urbanisme croissant, l’utilisation de nouvelles technologies médicales ou de l’économie des affaires funéraires ». Dès 2001, Hikabu Suzuki a pointé ces changements au Japon où la mort fait désormais partie du vaste mouvement socio-économique affectant la société nipponne et où les funérailles sont devenues « une industrie » prises en charge par des sociétés privées.

 Veillée et communion

   Un représentant de la famille allumera le gros cierge placé à la tête du disparu, et qui brûlera jusqu’à la levée du corps,  les bougies du Yod-mouk et une paire de bougie des khan-ha et khan-paid avant la première cérémonie religieuse. Tout au long de la veillée funèbre, les bonzes se rendront au heuandi deux fois par jour, le matin et le soir, pour psalmodier des passages du Dhamma dans le but de rappeler à tous –morts et vivants- l’impermanence et l’évanescence des choses et des êtres.

Prière "Anicca vâta sankhârâ" (Thakhek, août 2013)

Prière « Anicca vâta sankhârâ » (Thakhek, août 2013)

    L’un des textes le plus souvent cité est « Anicca vâta sankhârâ. Uppâda vaya dhammino. Uppajjitvâ nirujjhanti. Tesam vûpasamo sukho » que Michel Henri Dufour a traduit ainsi : « Toutes les conditions sont évanescentes. Leur nature est d’apparaître et de disparaître. Ayant surgi, elles s’évanouissent. Ce calme, cette cessation, là est le véritable bonheur. »

   Une version proche de celle du Centre bouddhique international Le Bourget: «  ​​Toutes les choses qui apparaissent, comme elles sont éphémères!  A peine elles croissent qu’elles déclinent . Ainsi est la vie. Vivantes qu’elles étaient, elles sévanouissent toutes. Cessez donc apparition et disparition; la paix (nibbana) est supérieure à cela. »

  Il est à noter que, comme peu de personnes comprennent le Pali en dehors d’anciens bonzes, ces psalmodies sont vécues par la famille et les amis du défunt comme un moyen d’entrer en contact, de rester en lien avec lui, puisque tous écoutent –sans comprendre le sens- les paroles sacrées assis en tailleur, les mains jointes au niveau du visage (et du cerveau, source de méditation et de réflexion) ou de la poitrine (et du cœur, siège de la générosité et de la piété), et en méditation. Du point de vue de l’ethnologie ou de la sociologie, ces psalmodies remplissent une fonction sociale capitale : elles rythment la veillée –qui peut durer plusieurs jours ou plusieurs semaines-, rappellent aux vivants leur sort inéluctable (la mort), mettent en communion toute une communauté de destins, rassurent les uns et réconfortent les autres. Il s’agit aussi des moments de grâce et de partage puisque avant la séance du matin, la famille et les amis du défunt participent à la cérémonie du Takbad ou l’offrande aux bonzes (alms giving en anglais), suivie de l’offrande du repas du matin aux vénérables.

Cérémonie du Takbad avec un bad en premier plan (Thakhek, août 2013)

Cérémonie du Takbad avec un bad en premier plan (Thakhek, août 2013)

   En temps normal, bonzes et novices parcourent les rues de la ville ou du village, tôt le matin, pour aller à la rencontre des fidèles qui leur offrent du riz, des gâteaux, de l’argent ou divers objets de la vie courante. Les 14e ou 15e jours de la lune croissante et décroissante, considérés comme vansinh (littéralement le jour du Dhamma), les fidèles se rendent à la pagode pour cette même action de grâce et de partage.

    Dans les deux cas, les fidèles visent un seul et même objectif : obtenir du mérite pour eux-mêmes (afin de connaître une existence paisible et réussie ici et maintenant, tout en espérant renaître dans les meilleures conditions possibles) et transmettre ces mêmes mérites (boun en Lao) aux défunts pour les aider à accéder au nirvana ou à renaître sous les meilleurs auspices. C’est dans ce but que les bonzes récitent une prière dédiée au moment même où les fidèles font des vœux tout en versant de l’eau. Il s’agit du rituel de yad-nam, l’eau ainsi versée devient un fil conducteur censé transporter les mérites jusqu’aux disparus. Archaimbault parle de « transmission des mérites ».

    C’est un moment fort de communion, de partage et d’amour entre les vivants, et puis entre le monde visible et l’univers  invisible. Le grand Kousala est aussi déclamé.

Des membres de la famille en blanc ou en noir pour rendre hommage à un défunt (Thakhek, août 2013)

Des membres de la famille en blanc ou en noir pour rendre hommage à un défunt (Thakhek, août 2013)

 Hommages et solidarité

   Pendant la durée de la veillée funèbre, un proche de la famille se tient, nuit et jour, au pied du catafalque, placé dans le sens horizontal de la maison –perpendiculairement à la poutre transversale, le sens des morts, les vivants se couchant toujours  dans l’autre axe-, pour accueillir familles, amis, connaissances, proches et lointains, venus présenter leurs condoléances, témoigner leur amitié et leur solidarité. Selon la tradition, chaque visiteur apporte un peu de riz, des fleurs​ et de l’argent, et participe donc directement aux frais des obsèques. Chacun devient ainsi coorganisateur, co-responsable –même indirectement- de l’événement, partageant à la fois le fardeau matériel et psychologique avec la famille endeuillée. C’est la plus belle illustration de la solidarité et du communautarisme à la laotienne où personne n’est jamais seul, où personne n’est jamais abandonné. Et où la communauté se tient toujours prête à aider, à apporter sa contribution et son réconfort parce que tous se considèrent membres d’une même grande famille.

Père, mère, grand-père, grand-mère, Untel est venu vous présenter ses derniers respects et apporter son don pour que vous puissiez gagner le lieu agréable, paisible et où il n’existe que le bonheur. Donnez-lui votre protection et votre bénédiction,  crie alors à l’adresse du défunt la personne chargée de l’accueil  en lançant une poignée de riz sur le catafalque après avoir accepté –au nom du disparu- les dons et remercier le visiteur compatissant.

Thakhek, août 2013

Thakhek, août 2013

   Les visiteurs sont ensuite conviés à prendre un repas, assuré en permanence par une nuée de personnes dévouées, expertes en cuisine, bénévoles et guidées par un sens très élevé du service communautaire. Une autre illustration de la solidarité à la laotienne qui tend à disparaître petit à petit dans le milieu urbain où la famille est alors obligée de faire appel au service d’un traiteur. En général, les visiteurs restent un long moment en compagnie de la famille endeuillée, jouant aux cartes ou aidant à des petits travaux en vue des funérailles, ou tout simplement discutant des choses et d’autres. Avec pour but ultime de rester ensemble et être solidaire ! Une fraternité qui transcende les frontières familiales et sociales et qui place toujours l’humain au centre de l’existence.

   C’est cette fraternité, cette solidarité et le sens de la fête des Laotiens qui ont trompé plus d’un touriste occidental non averti et qui croyait avoir participé à une fête familiale ou villageoise, en prenant part au repas et parfois aux festivités joyeuses, avant de se rendre compte qu’il s’agissait, en réalité, d’une veillée funèbre.

Cérémonie de Tak-bad le matin des obsèques (Thakhek, août 2013)

Cérémonie de Tak-bad le matin des obsèques (Thakhek, août 2013)

   La durée de la veillée peut aller de trois jours et jusqu’à plusieurs semaines, en dehors de malemort ou mort violente qui doit être enterrée le plus rapidement possible. Dans la culture bouddhiste lao, les obsèques ne peuvent pas être célébrées tous les jours de la semaine, des interdits existent tout comme pour d’autres événements plus heureux comme le Baci, le mariage ou la fête. On doit aussi tenir compte des considérations matérielles comme la préparation du cercueil et du catafalque, l’attente des membres de la famille vivant au loin, la disponibilité des chefs des neuf pagodes invités. Même avec la participation active de la communauté villageoise, l’argent s’avère aussi un facteur déterminant, les familles plus aisées pouvant donc se permettre des veillées funèbres bien plus longues que celles se trouvant dans le besoin.

Le blanc symbole de pureté et d'hommage, l'ocre du novice symbolise le sacrifice ultime (Thakhek, août 2013)

Le blanc symbole de pureté et d’hommage, l’ocre du novice symbolise le sacrifice ultime (Thakhek, août 2013)

 Le blanc, symbole de pureté  

   Pour marquer le deuil ou plus exactement pour rendre hommage au défunt, les membres de la famille portent généralement des vêtements noirs ou blancs, les couleurs vives n’étant pas appropriées, mais rien n’est réellement interdit. Car, contrairement aux perceptions et croyances occidentales, le blanc n’est pas du tout associé au deuil dans la culture lao ou bouddhiste, mais représente plutôt la pureté (des sentiments entre autres) ou la perfection à l’état brut, originel. La méprise des Occidentaux aurait sans doute pour origine le fait que les membres de la famille d’un défunt portent des vêtements blancs en témoignage de leur respect, de leur reconnaissance et de leur amour. Et non en signe de deuil !

    Les bouddhistes utilisent d’ailleurs, de préférence, des fleurs blanches lors des différentes cérémonies religieuses, ou à défaut, des fleurs de couleur orangée. Les personnes âgées qui se retirent dans les pagodes pour la méditation les 8e jours ou/et 14e ou 15e jours de la lune croissante et décroissante portent aussi des vêtements blancs, symboles de pureté et témoins de leur respect envers les Trois Joyaux.

   Comme lors de l’arrivée des premiers Français au Laos à la fin du XIXème siècle avec Henri Mouhot (1860-1861) à Luang Phrabang, alors capitale du royaume du Lanexang, personne –ou alors une toute petite poignée- parlait une langue occidentale, la méprise a perduré depuis. D’autant que tous les textes à caractères sociologiques ou ethnologiques ont été écrits par des Occidentaux.

   Pierre Henri Dufour souligne d’ailleurs que c’est l’ocre la « couleur de celui qui est passé », la teinte de base des vêtements du bhikkhu (le moine de l’école de la forêt), et de « celui qui est mort à la vie laïque pour renaître à la vie monastique ».

   La symbolique de l’ocre se révèle d’une prégnance extrême avec les enfants et proches parents du défunt se faisant novice pour l’accompagner à sa dernière demeure.

Les membres féminins de la famille se faisant nonnes (Thakhek, août 2013)

Les membres féminins de la famille se faisant nonnes (Thakhek, août 2013)

   Le matin du jour fixé pour les obsèques, proches parents, famille, amis, voisins et villageois se réunissent pour l’offrande aux bonzes (takbad, repas du matin) suivie d’une cérémonie religieuse spécifique. Dans la foulée, enfants, petits-enfants, cousins et neveux se font raser la tête en vue de devenir novices afin de rendre, une dernière fois, hommage au disparu tout en lui dédiant tous les mérites acquis par leur passage de la vie laïque à la vie monastique. Cet acte social fort, ce témoignage d’amour absolu  est pourtant souvent vécu comme un simple jeu (de rôle ?) et parfois même une contrainte sociétale par les plus jeunes, faute d’explications appropriées ou par manque de connaissances suffisantes des plus âgés.

Les membres masculins de la famille se font novices (Thakhek, août 2013)

Les membres masculins de la famille se font novices (Thakhek, août 2013)

   Je me souviens d’avoir versé un torrent de larmes, accroché au porte-bagages du vélo paternel, tout au long des sept kilomètres séparant mon village natal de Thakhek, la ville où furent célébrées les obsèques d’une arrière-grand-mère. Je n’avais pas encore dix ans mais avais –déjà !- l’obligation et le devoir de représenter ma famille, de par mon statut d’aîné, lors de cette étape fondamentale de la vie au Laos.

 Dualité des dons

   Le cérémonial du passage de la vie laïque à la monastique, même de courte durée, se révèle toujours plus long et plus compliqué pour les hommes que pour les femmes qui n’ont pas besoin de se raser la tête et les sourcils. Une fois revêtues de vêtements blancs et avec un ruban blanc noué autour du chignon, elles sont prêtes à recevoir les huit préceptes de Bouddha pour devenir nonnes. En revanche, les hommes doivent d’abord demander l’autorisation au vénérable responsable du vat, recevoir son aval ainsi qu’une partie de préceptes avant de pouvoir revêtir le froc avec l’aide d’un bonze ou novice déjà expérimentés.

Des novices permanents acceptent le Fa-bang-sakun lors des obsèques à Thakhek (août 2013)

Des novices permanents acceptent le Fa-bang-sakun lors des obsèques à Thakhek (août 2013)

   Le costume bouddhique, composé de cinq éléments –deux ceintures, un juste-au-corps avec poche, un sarong et une pièce d’étoffe principale servant à recouvrir tout le corps-, ne se prête guère à un maniement facile, de l’expérience et du doigté s’avèrent indispensables pour le mettre en place. Est-ce la symbolique des difficultés, des obstacles et des différences entre une vie laïque, faite de vices, de désirs et de plaisirs, et une vie monastique de privation, consacrée à la méditation et à la prière, et où les religieux comptent sur la générosité et la piété des fidèles pour subvenir à leurs besoins quotidiens ? Ces cinq pièces d’étoffe de couleur safran, ocre ou jaune, en fonction des écoles, constituent en tout cas les éléments du Fa-bang-sakun, offert aux bhikkhu afin qu’une partie des mérites ou boun ainsi créés aille aux parents défunts, l’autre partie devant apporter santé, bonheur et prospérité à leurs donateurs.  C’est l’un des dons les plus importants dans la culture bouddhique puisqu’il permet aux bonzes d’avoir un vêtement, une armure et une protection, un attribut essentiel sans lequel ils ne seraient pas complètement bhikkhu ou novice (aichoi ou nénh en Lao).

Les bonzes aident les novices à revêtir le vêtement religieux (Thakhek, août 2013)

Les bonzes aident les novices à revêtir le vêtement religieux (Thakhek, août 2013)

   Revêtus de vêtements appropriés, les novices –pour devenir bonze, il faut avoir non seulement plus de 20 ans, mais on doit surtout organiser une fête spécifique appelée Kong boad au cours de laquelle le candidat au rang de bhikkhu doit promettre d’observer 227 règles ou lois et garder le froc pendant au moins une semaine- reçoivent le reste des dix préceptes (ou dix perfections)  qui les font passer du statut de laïc à celui de moine. Désormais, ils sont pourvus d’une aura et d’un pouvoir quasi divins : les femmes, y compris les nonnes ou les parentes plus âgées, doivent s’accroupir pour leur adresser la parole ou lorsqu’ils passent devant elles.  Parce qu’ils sont devenus les disciples de Bouddha, ses représentants et, d’une certaine manière, ses porte-parole en charge de propager son enseignement…

   La cérémonie d’ordination en vue de l’accompagnement d’un défunt lors de son dernier voyage sur terre renferme une symbolique très forte. Abandonner –même provisoirement- la vie laïque, c’est comme mourir un peu avant de renaître dans une autre vie, la monastique. La dualité mort-renaissance est présente dans toutes les cérémonies laotiennes et bouddhistes. Quitter la vie laïque se révèle donc comme un acte d’amour d’une grande force et le sacrifice ultime puisque le vivant se met symboliquement dans le même état que le mort afin d’être le plus proche  possible de lui ou d’elle, de se retrouver en communion et en symbiose avec celui ou celle qui s’en va.

   Richard David souligne, d’ailleurs, que dans la culture funéraire khmer, « les bonzes sont considérés comme des morts socialement  parlant et sont par conséquent habilités à traiter avec les morts dans cette situation exceptionnelle tandis que les laïcs, eux, restent sous la menace de la mort ».

Réception des 10 "sinh" afin de quitter la vie laïque (Thakhek, août 2013)

Réception des 10 « sinh » afin de quitter la vie laïque (Thakhek, août 2013)

 Les quatre nobles vérités

    Les novices et les nonnes ordonnés pour la circonstance ainsi que les chefs des neuf pagodes se rendent ensuite au domicile du défunt pour la dernière cérémonie religieuse funèbre au cours de laquelle le Yod-mouk est offert à un bonze, choisi en fonction de son grade,  de son ancienneté ou de sa proximité familiale. Comme lors de leurs précédents  passages, les vénérables reçoivent de la boisson, du nécessaire à chiquer, des cigarettes ainsi qu’un cornet en feuille de bananier contenant une paire de bougies, des fleurs et de l’argent.  Ces offrandes remplissent, comme toujours, une double fonction : un don aux bonzes avec l’espoir d’obtenir en retour des mérites, et un transfert du boun au disparu. Un gros cordon de coton blanc est accroché  à la tête du cercueil, appelé long (ໂລງ), et déployé à l’intérieur de la maison. Il est tenu par les vénérables, les novices  et nonnes ainsi que  tous celles et tous ceux qui désirent dire au-revoir au défunt, lui témoigner leur amour et leur amitié et lui transmettre leurs mérites.

   Don et partage, solidarité et entraide, générosité et piété sont les qualités de base de tout Bouddhiste qui a compris les quatre nobles vérités de Bouddha : Tout est souffrance (dukkha); l’origine de la souffrance (samudaya) ; la cessation de la souffrance (nirodha), et le noble chemin de l’octuple (marga sacca).

Une fête à la Grande pagode de Vincennes (2013)

Une fête à la Grande pagode de Vincennes (2013)

   A la fin de la cérémonie religieuse, l’un des maîtres de cérémonie aide l’époux ou la conjointe à couper tous les liens avec le ou la défunt(e). Tenant une branche ou une écorche de bananier et tournant le dos au catafalque, la personne vivante signifie au disparu qu’ils n’ont plus aucun lien, que tout est désormais terminé entre eux. Et l’officiant tranche le lien symbolique en deux, synonyme des deux univers pour les anciens conjoints : le monde des vivants et le monde des morts. Ce rituel était aussi observé à Luang Phrabang dans les années 1960 et selon Archaimbault, les deux morceaux du tronc de bananier coupé sont placés sur le cercueil.

 Don utile

   La famille s’active, ensuite, à enlever les éléments constituant le catafalque ainsi que les couronnes de fleurs, les dons en nature et en argent accrochés à des Tonh-kalapheuc (ຕົ້ນກາລະພືກ ou arbre à dons), les affaires usuelles données au défunt, les vêtements destinés aux bhikkhu sous forme de Fa-bang-sakhun. Depuis le début des années 2000, une nouvelle approche, plus pragmatique et plus utilitariste, a conduit certaines familles à transformer les couronnes de fleurs –qui seront brûlées avec le cercueil- en objets de la vie courante, des ventilateurs notamment, qui sont, eux, offerts aux représentants des différentes pagodes ayant participé aux funérailles. A charge pour les bhikkhu de transférer  le boun-kousonh au défunt.

Couronnes de fleurs et ventilateurs ou les dons utiles (Thakhek, août 2013)

Couronnes de fleurs et ventilateurs ou les dons utiles (Thakhek, août 2013)

   « Le transfert est compris par la plupart des laïcs, et plus encore par les bonzes, comme le transfert simultané du boun ou mérite et des cadeaux aux parents décédés par l’intermédiaire des bonzes », note Patrice Ladwig. « L’aumône aux bonzes se présente comme le moyen privilégié de transmission des mérites au défunt : le rite de remise de dons aux bonzes s’appelle Bangsakoun », précise Zago.

   La préférence des Lao pour le ventilateur répond avant tout à des préoccupations purement climatiques (il fait très chaud au Laos en dehors des quelques mois de fraîcheur entre fin novembre et début février), mais la dimension spirituelle est loin d’être absente. Lors des présentations de vœux au Baci de Pimay ou de mariage, les aînés souhaitent toujours aux plus jeunes de connaître toujours une existence harmonieuse, remplie de douceur de vivre et de richesse. Est-ce aussi l’espoir d’apporter (un peu) de fraîcheur au disparu au cas où son karma négatif l’entraînerait dans les feux de l’Enfer ?

   La problématique du don utile, qui va à l’encontre de la pratique et des croyances des fidèles les plus âgés, s’était posée en France et en Occident dans les premières années de l’installation des monastères bouddhique dans ces régions. J’ai d’ailleurs assisté à une manifestation d’incompréhension et même de colère des fidèles lorsqu’un vénérable d’un monastère situé dans l’Ardèche expliquait posément qu’il devait régler la Sécurité sociale, une mutuelle, régler la consommation d’eau, d’électricité et de gaz comme tout un chacun…

« C’est très généreux de votre part d’avoir fait don d’autocuiseurs au monastère. Mais comme nous en avons déjà reçu une dizaine, nous ne savons pas trop quoi en faire. En revanche, le monastère doit payer, comme vous les fidèles, les services du gaz et de l’électricité, de l’eau et les autres frais inhérents à la vie quotidienne… »

Rituel d'aspersion d'eau bénie de la maisonnée (Thakhek, août 2013)

Rituel d’aspersion d’eau bénie de la maisonnée (Thakhek, août 2013)

   Traduction d’une réaction outrée de fidèles : « C’est incroyable, le vénérable veut qu’on lui donne de l’argent ! »

   La pédagogie et la confrontation aux réalités ont fini par faire admettre aux fidèles les plus orthodoxes la nécessité de faire des dons autrement et de manière plus régulière au  lieu d’inonder la pagode de plats divers et variés, plus succulents les uns que les autres, les jours de fête et que, bien évidemment, le seul vénérable résident est incapable d’honorer. Les fidèles ont même su tirer profit des lois locales pour allier dons en argent aux déductions d’impôts…

  Phon-hâ-kèo

   Enfin, les enfants du défunt déplacent le cercueil proprement dit après lui avoir clamé haut et fort qu’il allait quitter définitivement la demeure familiale pour sa demeure éternelle. Une échelle spéciale à trois barreaux –comme les trois mondes (celui des vivants, celui des morts et le nirvana)-, faite en écorce de bananier et en bambou, est installée à côté des escaliers. « Ce rite a pour but de désorienter le mort et de lui interdire tout retour à sa demeure », explique Archaimbault.

   Au passage du cercueil, les gens rendent hommage au défunt en se joignant les mains au niveau de la poitrine ou en se mettant accroupis, le mort étant devenu un être supérieur.

Hommage au passage d'un cercueil (Thakhek, août 2013)

Hommage au passage d’un cercueil (Thakhek, août 2013)

   Il y a quelques années, le catafalque était porté à dos d’hommes, avec en plus deux vénérables assis à l’avant afin de déclamer le grand kousala tout au long du trajet. Mais de nos jours, et la modernité aidant, l’ensemble est placé à bord d’une camionnette, équipée de haut-parleurs pour permettre à tous –vivants, esprits et divinités- d’être au courant (ou témoins) du dernier voyage du défunt. Le cortège funèbre est conduit par l’aîné de la famille tenant le portrait du parent disparu. Viennent ensuite la garde d’honneur portant les couronnes de fleurs et les insignes académiques ou honoraires, les novices fils du défunt tenant le gros cordon de coton relié au cercueil, suivis de bonzes et des nonnes, ainsi que de la famille proche. Le reste de l’assistance doit suivre le catafalque.

Un cortège funèbre avec en tête le fils aîné du défunt suivi de la garde d'honneur, des novices, bonzes etc... (Thakhek, août 2013)

Un cortège funèbre avec en tête le fils aîné du défunt suivi de la garde d’honneur, des novices, bonzes etc… (Thakhek, août 2013)

   L’ordre de préséance remplit une symbolique importante dans la mesure où les bouddhistes lao croient que seuls les membres de la famille possèdent le pouvoir –et ont le devoir- de conduire l’âme du mort vers un monde radieux et dépourvu de souffrance, ou à renaître sous les meilleurs auspices, en lui transmettant les mérites acquis lors du sacrifice de la vie laïque pour entrer dans la monastique. C’est aussi l’espérance de le voir vivre au moins aussi longtemps dans sa prochaine vie  qui conduit la famille à réunir un nombre de bonzes et de novices égal ou supérieur à l’âge du disparu. Nous croyons, en fait, que chaque individu mérite, de par ses actes passés, d’être plus ou moins bien entouré dans cette étape ultime de son passage sur terre, et les candidats au noviciat se présentant volontairement à la pagode pour se faire raser le crâne.

   Dans le cortège,  un ancien coiffé d’un chapeau conique, « symbole de dignité » selon Archaimbault, se déplace tout au long du parcours pour jeter en l’air du riz que les enfants du disparu avaient fait sauter (une sorte de pop-corn ou ເຂົ້າຕອກແຕກ en Lao, « symbole de l’éclatement des éléments constituant la personne », Archaimbault), mélangé avec des pièces ou des billets de banque repliés. C’est le rituel du Phon-hâ-kèo (littéralement pluie de pierres précieuses) que l’on peut traduire de manière imparfaite par pluie divine. Selon Archaimbault, ce rituel posséderait deux fonctions : inviter les âmes du mort qui auraient pu s’égarer à le suivre (jusqu’au cimetière) ; et distraire l’attention des Phi désireux  de monter sur le catafalque. Ce qui alourdirait d’autant l’ensemble et rendrait la tâche des porteurs –qui n’ont pas le droit de marquer  d’arrêt- encore plus pénible.

L'homme au chapeau conique chargé du phon-hâ-kèo (Thakhek, août 2013)

L’homme au chapeau conique chargé du phon-hâ-kèo (Thakhek, août 2013)

   Pour le vénérable Nyanadharo Maha Théra, les bouddhistes du Tibet et de Chine pratiquent aussi ce rituel, destiné avant tout à montrer la générosité de la famille envers les oiseaux, les animaux qui peuvent ainsi satisfaire leur faim. Et il réfute l’idée de distraction des Phi, en expliquant que ces êtres invisibles n’ont ni âme ni consistance, et donc aucun poids. « Ce sont comme du vent », souligne-t-il en ajoutant qu’il s’agit aussi d’une moquerie de la nature humaine. « Une fois décédée, on peut semer autant qu’on veuille, ça ne poussera pas ! »

Porte-bonheur

   Mais le rituel du Phon-hâ-kèo est également observé lors de la lecture d’un épisode de la vie passée de Bouddha par les vénérables. A chaque évocation de pluie de cadeaux et de nourritures tombées du ciel, on lance alors en l’air une poignée de riz, de bonbons, de pétales de fleurs et de billets de banque au-dessus de l’assistance qui s’empresse de les ramasser, car les fruits de ces « pluies » sont considérés comme des porte-bonheur, à même de donner à tous une existence aussi agréable (la pluie rafraîchit dans les pays chauds), abondante et aussi riche que les innombrables « gouttes » de pluie.

Au centre, un vieux monsieur avec un chapeau conique en charge du phon-hâ-kèo (Thakhek, août 2013)

Au centre, un vieux monsieur avec un chapeau conique en charge du phon-hâ-kèo (Thakhek, août 2013)

   Au passage du cortège funèbre dans les rues de la ville ou du village, certaines personnes se cachent, d’autres participent à l’hommage au défunt en se joignant les deux mains, mais chacun avait pris soin d’ériger une barrière symbolique devant sa demeure afin d’empêcher les phi d’y entrer. S’il s’agissait d’une personne respectée de son vivant par la communauté, les hommages prendront le dessus sur la peur et les appréhensions coutumières.

 Trois coups, trois tours

   Arrivé au cimetière, on fait faire au cercueil trois tours du bûcher installé à un endroit choisi au hasard, dans la matinée, par l’intermédiaire d’un maître de cérémonie au cours d’un rituel appelé siang-khay.  Archaimbault  note que dans la région de Xieng Khouang, dans les années 1960, « l’emplacement est repéré par quatre vieillards dont l’un d’eux portent un panier contenant un œuf, du riz grillé, cinq paires de cierges, la virole d’un coupe-coupe ». A Thakhek, une seule personne, proche parent de la famille, assure ce rituel, pratiqué également dans la région de Luang Prabang, selon Archaimbault.

Le cercueil porté par les enfants et proches parents d'un défunt (Thakhek, août 2013)

Le cercueil porté par les enfants et proches parents d’un défunt (Thakhek, août 2013)

   Avant de lancer l’œuf cru, le vieillard s’écrit à haute voix, à l’adresse du défunt, mais également du génie de la Terre, Nang Thorani  ou Mè Thorani: « Que l’œuf se brise à l’emplacement que vous avez choisi ».

   Etonnamment, l’œuf ne se brise pas souvent à son premier point de chute et ne se casse jamais à un endroit déjà occupé par les cendres d’un autre défunt. Et quand l’œuf se casse, enfin, le vieillard dépose son panier d’offrandes, qui contient aussi des fleurs à Thakek, tout en marquant l’emplacement exact où sera installé le bûcher. Le contenu du panier symbolise l’acceptation par Nang Thorani de concéder cette portion de sa possession au défunt dont les cendres sont parfois enterrées sur place.

   Le rituel des trois tours du bûcher, disparu à Thakhek, donne lieu à diverses interprétations même si elles sont toujours reliées à l’impermanence et à l’évanescence des êtres et des choses. P-S Nginn estime que cette coutume, associée aux trois coups frappés sur les poteaux de la fosse ou sur le bûcher, « a pour but de prévenir le défunt et les vivants que la naissance et la mort se succèdent indéfiniment dans les trois mondes des phrom ; ou encore que chaque homme, durant sa vie, assiste à trois cortèges : celui qui l’accompagne à la pagode pour se faire bonze ; celui qui l’accompagne chez la mariée ; et celui qui le conduit à sa dernière demeure ».

Dernière prière avant l'incinération (Thakhek, août 2013)

Dernière prière avant l’incinération (Thakhek, août 2013)

   Pour Archaimbault, le rituel des trois coups frappés sur l’un des quatre poteaux est destiné, dans la région de Xieng Khouang, à chasser les âmes de ceux qui ont installé le bûcher et à indiquer que l’endroit a désormais son propriétaire : le défunt. Quant à la « triple circumambulation effectuée de gauche à droite autour du bûcher », elle est destinée à rappeler à tous que « la roue des existences continue à tourner ».

   Citant le Maha Kala, François Lagirarde parle de « parodie du samsâra qui conduit aux trois formes d’existence : kâmabhava (le devenir sensible), rûpabhava (le devenir temporel ou physique) et arûpabhava » (le devenir atemporel, sans forme). Zago, lui, y décèle  deux interprétations : une populaire (« un hommage rendu au mort ») et une moralisante (« le signe de l’éternel pèlerinage à travers les existences »).

 Passage de témoin

   Avant la dernière prière commune faite par les vénérables des neuf pagodes, assistés des bonzes et novices invités, et en communion avec les nénh et les nonnes accompagnant le défunt, un représentant de la famille retrace brièvement la vie passée du disparu. L’aîné de la famille remercie ensuite l’assistance pour son aide et sa générosité avant de procéder au rituel des adieux en présence de tous les membres de la famille. Il s’agit souvent de l’instant le plus poignant de la cérémonie des obsèques, bien plus encore qu’au moment du départ du cercueil de la demeure familiale. Car, outre le dernier au-revoir, c’est l’instant de passage de témoin entre le défunt et sa lignée survivante. Sur le plan philosophique, c’est l’expression même de la permanence de l’impermanence des choses et des êtres dans l’éternel cycle du samsâra : naissance-mort-renaissance, etc…

Un dernier au-revoir ou le passage du témoin entre le disparu et ses descendants (Thakhek, août 2013)

Un dernier au-revoir ou le passage du témoin entre le disparu et ses descendants (Thakhek, août 2013)

   Après la cérémonie d’offrandes de Pha-bang-sakoun aux vénérables et aux bonzillons permanents, les chefs des neuf pagodes procèdent à la crémation en jetant une paire de bougies et de bâton d’encens accompagnés de fleurs sur le catafalque, suivis par les autres bonzes, novices et la famille proche. Les invités défilent ensuite devant le cercueil pour rendre leur dernier hommage avec des fleurs et des bougies. Pour des raisons de sécurité, seuls les membres de la proche parenté s’occupent de la mise à feu et de la surveillance du bûcher proprement dite.

   Bonzillons, nonnes et proches parents forment une haie d’honneur afin de remercier les invités qui, avant de quitter les lieux, se laveront les mains et le visage avec de l’eau parfumée où flottent des pétales de fleurs en murmurant à l’adresse du disparu: « Que vous alliez à l’endroit où il n’existe ni douleur, ni désirs, au Nirvana. Et que nous soyons en bonne santé, connaissions la réussite et le bonheur. Protégez-nous lors de notre trajet de retour etc. »

Haie d'honneur pour remercier les participants aux obsèques (Thakhek, août 2013)

Haie d’honneur pour remercier les participants aux obsèques (Thakhek, août 2013)

   Les proches retournent, eux, à l’ancien domicile du disparu pour participer à un petit Baci, destiné à rassembler les 32 âmes ou khouane, dispersées, égarées et en errance, en souffrance à cause du deuil, afin que tous retrouvent son harmonie, son équilibre corps-esprit, source de santé et de bonheur. Au Bassac, « toutes les personnes ayant assisté aux obsèques se baignent dans un fleuve tout en mâchonnant du fer et du plomb pour se purifier, écarter les malheurs et obtenir la longévité » (Archaimbault).

   En général, les nènh et mèkhao sont libérés du serment de religieux pour retrouver la vie laïque dans la foulée, ou un peu avant en fonction des disponibilités des vénérables.

   Le soir venu, les vénérables des neuf pagodes se retrouvent une dernière fois pour des prières de béatitude suivies de l’aspersion d’eau sacrée de la maisonnée pour qu’elle retrouve la joie et pour que la tristesse et les malheurs s’écartent de son chemin de la vie. Un long fil de coton, appelé Fai-mong-khoun, est  étendu à travers de la maison afin que chaque membre puisse le tenir et entrer ainsi, symboliquement, en communion les uns avec les autres, et, au-delà, avec l’esprit du parent disparu.

Les novices remercient les participants aux obsèques (Thakhek, août 2013)

Les novices remercient les participants aux obsèques (Thakhek, août 2013)

   Trois jours plus tard, la famille organise une première fête à la mémoire du disparu, appelée Boun Kepkadouk, littéralement fête de ramassage des os, ou Boun chèrk (fête de transmission des mérites au défunt).

   Le délai de trois jours répond à une double nécessité : spirituelle (référence aux Trois Joyaux) et surtout matérielle (permettre aux cendres et aux ossements de se refroidir).

 Abondance et beauté

   Le matin du jour fixé pour la fête, les proches parents, les voisins et les villageois se réunissent pour préparer les différents éléments constitutifs des dons destinés au transfert au parent disparu par l’intermédiaire des bonzes. Il s’agit en premier lieu du kongboun (ກອງບຸນ) composé d’un lit, d’une moustiquaire  et de  l’ensemble de literie, avec en plus  les  ustensiles de cuisine, les objets nécessaires à la vie monastique –le bad ou bol de recueil des dons, les vêtements religieux, un sac et un paravent pour donner les préceptes-, de l’eau en bouteille, du café, du lait concentré et de la nourriture etc.

   Il y a aussi le Phasad pheuh, littéralement le palais de cire, qui symbolise l’abondance et la beauté de la demeure du disparu dans l’au-delà. Fait en écorce de bananier, il rappelle un peu la forme d’un stupa ou Thât et du catafalque et dont le sommet est constitué d’une jeune pousse de bananier. Des fleurs en cire d’abeille décorent l’ensemble, d’où son nom de palais de cire. Il est accompagné de plusieurs arbres à dons avec des branches chargées de billets de banque et de feuilles dorées.

Phasad Pheunk ou Palais de cire (Thakhek, août 2013)

Phasad Pheunk ou Palais de cire (Thakhek, août 2013)

   Le phasad pheunh renferme, lui aussi, une symbolique très importante dans le rite de transmission des mérites et des dons au disparu. Par sa forme, qui rappelle celle du Mont Mérou ou du Mont Kaïlash, considéré comme l’axe central du monde asiatique et bouddhique, il souligne la nature d’être supérieur du défunt qui résiderait donc au centre de l’Univers, en compagnie des divinités célestes. Il sert également à visualiser un mythe et aide à matérialiser un lieu sacré, vénéré mais jamais vu par les fidèles. Les fleurs de cire font référence, elles, à l’abondance (couleur d’or) et à la perfection  (la cire est un produit naturel quasi magique, et toutes les fleurs sont belles à l’identique). Enfin, la jeune pousse de bananier qui forme l’axe central et le sommet de l’ensemble symbolise la vie à venir : radieuse et pleine d’espérance, à l’instar des régimes de banane que porterait un bananier adulte.

   Toute la parenté participe activement à cette première fête en devenant donateur d’arbres de dons et en apportant sa contribution financière ou en nature.

 Joie et bonne humeur

   La tâche la plus importante revient à la brigade de cuisinières qui a la charge de nourrir tous les invités pendant deux jours, avec en particulier deux repas quotidiens à offrir aux bonzes. La proximité entre les obsèques et cette première action de grâce dédiée au disparu n’empêche pas une foule d’amis et de proches de retourner auprès de la famille éplorée, mais cette fois-ci pour participer à une fête dans la joie et la bonne humeur. Comme si chacun entendait souligner la permanence de ses liens d’amitié et de solidarité tout en mettant en exergue la puissance de la vie, plus forte que la mort, plus solide que les séparations physiques forcées…

Le kong-boun et les arbres à dons (Thakhek, août 2013)

Le kong-boun et les arbres à dons (Thakhek, août 2013)

   Après un déjeuner en commun, les enfants, petits-enfants et proche parenté du défunt se rendent au lieu de crémation en compagnie des bonzes pour le ramassage des ossements et des cendres. Equipées de pinces en branches de bananier, les personnes réunies font d’abord des vœux, demandent l’autorisation au parent disparu avant de procéder au ramassage proprement dit. Comme nous l’avons vu précédemment, même en étant côte à côte, deux proches parents ne voient pas et ne trouvent pas les mêmes ossements. Par exemple, le défunt peut très bien empêcher les personnes qu’il chérit le plus pour les avoir élevées et dorlotées depuis leur tendre enfance de voir ses os afin que ces êtres chers gardent de lui l’image d’un  grand-père bon vivant, débordé d’amour à leur égard, et non seulement un éclat de lui-même une fois disparu.

   Les ossements, déposés d’abord dans une écorce de bananier,  sont ensuite lavées à l’eau parfumée où flottent des pétales de fleurs avant d’être placés dans une urne en verre transparent. On rassemble ensemble les cendres pour former une silhouette d’un homme ou d’une femme avec la tête retournée dans le sens contraire à celui où il/elle se trouvait au moment de la crémation. On place l’urne, enveloppée d’un tissu blanc, au sommet du monticule. Pour des raisons de respect dû à l’être supérieur et d’hygiène, on n’a pas le droit d’être en contact direct, avec ses doigts, avec les os d’un défunt.

Ramassage des cendres et des ossements (Thakhek, août 2013)

Ramassage des cendres et des ossements (Thakhek, août 2013)

   Un cordon de coton, attaché à l’urne, est déployé jusqu’aux bonzes pour la cérémonie de transfert des mérites et des offrandes. Après une prière spécifique dédiée à ce rituel, suivie de l’offrande des arbres à dons et du yad-nam, on ramasse les cendres et les restes non brûlés des éléments du catafalque et des couronnes de fleurs pour qu’il ne reste presque rien en dehors des bougies et des fleurs apportées pour cette cérémonie qui se poursuit par l’installation de l’urne dans sa maison provisoire avec, une nouvelle fois, des prières et des offrandes aux bonzes et, par leur intermédiaire, au trépassé. On attendra 100 jours ou davantage encore, en fonction des possibilités matérielles et logistiques de la famille, pour organiser une nouvelle fête et l’installation de l’urne funéraire dans un stupa permanent.

 Les cendres confiées au Mékong

   Une fois la cérémonie religieuse terminée, les enfants du défunt  –et eux seuls-  se rendent au Mékong pour le tout dernier rituel : confier aux ondes les restes de leur géniteur bien aimé afin de boucler le cycle complet de la vie avec le feu, l’air, la terre et l’eau. En période de hautes eaux, le rituel peut s’avérer grandiose et être empli d’émotions que de voir emporter par les flots une assiette contenant des bougies allumées, des cendres de son père ou de sa mère bien aimée.  Un dernier au-revoir, un ultime adieu en le/la confiant aux divinités de l’eau.  Toute la famille et les invités participent ensuite à une cérémonie de bénédiction de la maison et de ses occupants avec le rituel du soud-lod-nam (CF : Le mariage lao ou l’éloge d’une tradition séculaire) à la fin duquel un vénérable aspergera les lieux et les fidèles d’eau sacrée. On écoute aussi le récit d’un épisode de la vie de Bouddha, appelé Fang-thet (ຟັງເທດ) en Lao, littéralement « écouter un sermon ».

Des cendres jetés dans le Mékong (Thakhek, août 2013)

Des cendres jetés dans le Mékong (Thakhek, août 2013)

   Le lendemain matin, on se réunit de nouveau pour la cérémonie de dons aux bonzes ou takbad, suivi du repas, des prières, des fang-thet et de l’offrande du kong-boun et des divers arbres à dons aux vénérables qui peuvent aussi présenter leurs vœux de santé, de prospérité et de bonheur aux membres de la famille en leur nouant des cordelettes de coton rituel comme lors d’un Baci.

   Dernier acte du rituel de transmission des mérites et des dons au défunt : l’installation d’un drapeau accroché à un mât en bambou, appelé drapeau aux mille queues, dans la cour de la pagode du village ou celle de son quartier quand on habite dans une grande ville.

Drapeaux aux 1000 queues (Thakhek, août 2013)

Drapeaux aux 1000 queues (Thakhek, août 2013)

   Les enfants, petits-enfants et proches parents du défunt se rendent au vat fréquenté de son vivant par ce dernier avec un drapeau dont la longueur –entre trois et six mètres- correspond à la hauteur du mât en bambou d’une essence particulière. Le drapeau, assez rigide pour qu’il ne se replie jamais, est accroché, à son extrémité haute, à un dragon en bois ou nark (naga) et l’autre extrémité se terminant par des fils de coton ayant servi à sa fabrication, ce qui lui donne l’aspect de mille queues en flottant au vent.

   La famille attache d’abord des billets de banque, des fleurs et des bougies –dons, hommage aux Trois Joyaux et aux divinités- en haut du mât avant de le planter, d’un geste brusque et coordonné (solidarité familiale), dans un trou préalablement creusé. Avec pour consigne que le drapeau ne doit jamais toucher le sol. Les arbres à dons sont offerts aux bonzes qui, après des prières de circonstance, aident la famille à transmettre les mérités au défunt lors du rituel du yadnam.

   Comme souvent dans la tradition du bouddhisme lao, cet acte final de transmission de boun à un disparu récent renferme plusieurs significations.

Un drapeaux aux 1000 queues flottent dans la cour d'un vat (Thakhek, août 2013)

Un drapeaux aux 1000 queues flottent dans la cour d’un vat (Thakhek, août 2013)

   Selon Okin Soumpholphakdy, le drapeau relie symboliquement le ciel (paradis) à la terre (enfer)  afin d’aider le disparu, au cas où il serait tombé à l’enfer ou dans le monde des preta, à grimper vers un univers plus propice le long de ce drapeau. Et si le disparu se trouvait dans des situations très pénibles, atroces qui l’empêcheraient d’apercevoir le drapeau du salut, il entendrait les paroles des bonzes lui transmettant les mérites de sa famille, car le drapeau émet du bruit en flottant au vent. Et comme dans la cour des pagodes, il y a toujours des drapeaux religieux, l’ensemble des bruits émis en plus des paroles sacrées des maîtres pourraient être à même d’atteindre les couches les plus reculées des univers invisibles. Une fois ces mérites arrivés à destinations, ils aideraient les âmes en errance ou en souffrance à se libérer de leur joug et à parvenir à un univers plus agréable et harmonieux.

Un Baci familial pour bien marquer la rupture entre la mort et la vie (Thakhek, août 2013)

Un Baci familial pour bien marquer la rupture entre la mort et la vie (Thakhek, août 2013)

  Après cet ultime hommage et rituel de transfert du boun, la famille peut –si elle le désire- s’adonner à des festivités plus joyeuses afin de bien marquer la rupture avec la période de deuil. On organisera ensuite une autre fête, plus importante, à la mémoire du défunt au bout de 100 jurs,fête destinée à l’installation de l’urne funéraire dans son stupâ ou that ou cetiya, appelé thaat kaduuk par Patrice Ladwig qui le considère comme une « entité vivante ».

   Le cérémonial entourant le décès et les obsèques au Laos est l’illustration en raccourcie de la vraie vie sociale, faite de solidarité et d’entraide, du peuple de ce petit pays d’Asie du Sud-Est. Il entretient aussi une relation ambivalente avec la mort qu’il craint et respecte tout en l’acceptant dans son cercle familial et sa vie quotidienne. Pour lui, la mort est l’événement central, le rituel le plus important et incontournable de sa vie parce qu’il accepte mieux, peut-être, que d’autres peuples le cycle inéluctable  du samsara. Avec sans doute également le fol espoir de renaître dans des conditions toujours plus avantageuses.

Fête de transfert des mérites à un disparu récent (Thakhek, août 2013)

Fête de transfert des mérites à un disparu récent (Thakhek, août 2013)

  

Sources

Archaimbault Charles – Contribution à l’étude du rituel funéraire lao, in http://www.siamese-heritage.org/…/JSS_051_1b_Archaimbault_Contribuition…

Assmann Jan – Death and Salvation in Ancient Egypt, Ichaca, NY; Conrell University Press

Aymonier Etienne  – Notes sur le Laos, Hachette Livre BNF (1885)

Boute Vanina – Des ancêtres aux esprits du lieu. Centralisation politique et evolution des rituels collectifs dans le Nord du Laos, in, http://moussons.revues.org/1250 (2012)

David Richard – Muang Metaphysics: A Study of Northern Thai Myth and Ritual, Bangkok, Silkworn Press, 1984

De Copet Daniel – The Life-giving death, in eds. S.C.Humphrey and H. King, Mortality and Immortality: The Anthropology and Archaeology of Death, London Academic Press, 175-204  (1981)

Dufour Michel-Henri – Rites funéraires: entre angoisse et sérénité in http://perso.club-internet.fr/mhd-abt/vivekarama

Halliday Robert – The Funeral Customs of the Mons, J.S.S. vol.16, part 1, p.28-35 (1922)

Kingshill Konrad – Ku Daeng – The Red Tomb: A Village Study in Northern Thailand, troisième edition, révisée, Bangkok, Suriyaban Publishers (1976)

Ladwig Patrice et Williams Paul – Buddhist Funeral Cultures of Southeast Asia and China, Cambridge University Press (2012)

Ladwig P. – Can Things Reach the Dead? The Ontological Status of Objects and the Study of Lao Buddhist Rituals for the Spirits of the Decease, in, Endres, Kirsten & Andrea Lauser (eds.): Engaging the Spirit World in Modern Southeast Asia, Oxford/New York: Berghahn, pp.19-41

Ladwig P. – Feeding the dead: ghosts, materiality and merit in a Lao Buddhust festival for the decease

Ladwig P. – The Mimetic Representation of the Dead and Social Space among the Buddhist Lao, in, Tai Culture vol. VII, N.2 (Nation and Culture)

Ladwig P. – Applying Dhamma to Contemporary Society: Socially-Engages Buddhism and Development Work in the Lao PDR, in, Juth Pakai N.1813-3622, Issue 7 (October 2006)

Lagirarde François – Une interpretation bouddhique des rites funéraires du Lanna et du Laos: le sutta apocryphe de Maha Kala, in: Aséanie 2, 1998, pp. 47-77 (http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/asean_0859-9009_1998_num_2_1_1595

Nginn Pierre Somchine – Les Funérailles, in : http://phiengch.free.fr/fetes.htm

Rajadhon Anuman – Me Posop, the Rice Mother, Journal of the Siam Society 43(i), pp. 55-61 (1955)

Soumpholphakdy Okin – Correspondance privée, Paris (2014)

Suzuki Hikabu – The Price of Death: the Funeral Industry in Contemporary Japan, Stanford Unversity Press (2001)

Terwiel Barend Jan – The Tai of Assam and Ancient Tai Riuals, Gaya (India), South East Asian Review Office, 2 vols (1980)

Van Gennep Arnold – The Rites of Passage, University of Chicago Press (1st edn. 1909 in French) (1960)

Et la vie continue... (Thakhek, août 2013)

Et la vie continue… (Thakhek, août 2013)

 

A propos laosmonamour

ເກີດຢຸ່ບ້ານມ່ວງສູມ ເມືອງທ່າແຂກ ແຂວງຄໍາມ່ວນ ໄດ້ປະລີນຍາ ຕຣີແລະໂທ ຈາກມະຫາວິທຍາໄລ Robert-Schumann (Strasbourg) ແລະ ປະລີນຍາເອກ ຈາກມະຫາວິທຍາໄລ Paris-Sorbonne, Paris IV Travaille à l'AFP Paris après une licence et une maîtrise à l'école de journalisme de Strasbourg (CUEJ - Robert-Schumann) et un doctorat au CELSA (Paris-Sorbonne)
Cet article, publié dans Baci, Bouddhisme, Culture, Laos, News, est tagué , , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.

12 commentaires pour Laos : mort, obsèques, esprits, passage, renaissance…

  1. laluuk dit :

    Véritable reportage, ou documentaire qui nous mène, pas à pas, dans le processus d’apprivoisement de la mort, en terre Lao. On en découvre la riche symbolique sous-jaçente. Puis, on y voit l’illustration que cette étape est au coeur de la vie de chacun et qu’en ce sens, elle nous relie nécessairement à l’autre, plus qu’à tout autre moment de l’existence.
    Il y a cette sorte de présence, d’accompagnement constant à travers les étapes qui mènent à la crémation et à l’après-crémation. En lisant, il me semblait que le temps était alors suspendu et c’est bien ce qui se doit dans ces moments. Le lieu de la crémation….cette forêt… conférait un caractère encore plus sacré à l’événement.
    J’ai aimé qu’il soit question des transformations apportées dans la vie d’aujourd’hui, tout comme du maintien de plusieurs traditions, malgré la modernité, puis que l’on traite ouvertement de mort au coeur de la vie….comme de vie triomphante dans la mort. Les photos, en très fort appui au propos, me paraissent exceptionnelles. Khob tchay pour ce récit informatif, mais ….si véridique.

    • laosmonamour dit :

      Merci Louise pour vos commentaires toujours instructifs et qui apportent de la perspective au texte d’origine. C’est vrai que si le monde occidental accepte d’inclure le fait social « mort » comme faisant partie intégrante de l’existence, tout comme le travail, les relations sociales, les distractions, les vacances etc., la mort deviendra moins effrayante, moins traumatisante. Elle est quand même la seule certitude de la vie!

  2. Sonemany dit :

    Bonjour.
    Je suis étudiante en ethnologie et m’intéresse aux rituels funéraires lao. Est-il possible que vous preniez contact avec moi afin que je vous interroge sur certaines pratiques?
    Merci d’avance

  3. Merci pour ce document explicatif et ces photos. Je suis très attachée à ce beau pays.
    Cordialement Nicole Scraplao81

    • laosmonamour dit :

      Merci de votre visite et votre intérêt pour le Laos.
      C’est le décès de mon papa qui m’a poussé à chercher sur le net des textes, des explications sur le rituel de la mort au Laos. Comme il n’en existe que de manière fragmentaire, incomplète et restant la plupart du temps à la surface de l’événement, se contentant de décrire ce que l’on peut voir, j’ai décidé de me plonger dans ce rituel très important pour les Lao, sans doute même plus important que celui de la naissance puisqu’il peut conditionner l’existence future du disparu. Et voilà, d’articles en articles, de discussions en échanges, je crois avoir fait le tour du sujet qui fait partie intégrante de la culture et de la vie quotidienne des Lao, sur leur terre ancestrale et même dans la diaspora. Les photos sont tirées des funérailles de notre papa, dans un petit village, situé à sept km de Thakhek, la principale ville de la province.

  4. Jean-Paul dit :

    C’est vrai qu’on ma toujours dit « maison heureuse » pour « heuane dii ». Souvent, les voisins ayant un terrain, le proposent en guise de parking, avec la pancarte « heuane dii ».

    • laosmonamour dit :

      Je puis vous assurer qu’en Lao « di » signifie « bon, bien », mais n’a absolument rien à voir avec « heureux ». L’erreur des premiers Occidentaux venaient sans doute de la maîtrise approximative du Français ou de l’Anglais de leurs traducteurs lao. A moins qu’ils ne fassent référence à « Dichay » qui veut dire « heureux, content ». Je dois avouer que par la suite, même des érudits lao parlent de « maison heureuse » pour « heuanedi » afin de se conformer aux écrits des Occidentaux, considérés, à tort, comme étant plus cultivés qu’eux. Merci de votre visite en tout cas.

  5. Merveilleusement bien documenté et expliqué… Une pièce de maître : ຊົມເຊີຍ !

    • laosmonamour dit :

      Merci de votre visite. C’est parce que je n’avais pas trouvé ce que je recherchais sur le net que j’ai commencé les recherches. Du coup, ça devient interminable. Désolé pour avoir été si bavard… mais complet, je l’espère!

Répondre à laosmonamour Annuler la réponse.